
Les routes maritimes arctiques, une concurrence encore lointaine
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Olivier Faury ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre
affiliation que son organisme de recherche.
En septembre 2018, un porte-conteneurs de la compagnie maritime de transport Maersk a emprunté le « passage du Nord-Est », aussi appelé « Route Maritime Nord » (RMN), pour rallier
l’Allemagne à partir de la Corée du Sud. Cet évènement a ravivé l’intérêt des médias de masse pour cette zone, dans laquelle le transit des marchandises ne représente qu’une part très faible
des flux le long des côtes russes. Deux compagnies s’y intéressent aujourd’hui de près : la danois Maersk donc, et le chinois Cosco. Mais quel est l’intérêt de cette route ces géants du
transport maritime de conteneurs ?
D’abord, un gain de distance, près de 40 % entre l’Asie et l’Europe, et donc potentiellement de temps. Ce raccourci a nourri les prévisions les plus variées sur le nombre de navires qui
pourraient transiter le long des côtes russes. Certains estiment même qu’il pourrait surpasser le nombre de ceux passant par le canal de Suez car, après tout, les clients des compagnies de
transport maritime recherchent la ligne qui permettrait de réduire au maximum le coût et/ou le temps de voyage.
Cependant, cela n’est pas pour tout de suite. Les compagnies de type Maersk ou Cosco vendent avant tout une assurance que les marchandises confiées arriveront en temps et en heure à
destination, ainsi qu’en bon état. Et la RMN ne répond pas forcément bien à ces exigences.
La navigation en Arctique implique de faire face à des blocs de glace plus ou moins épais et/ou denses, ainsi qu’à des conditions météorologiques imprévisibles. Généralement, un
porte-conteneur bénéficie de l’assistance de brise-glaces qui ouvrent un chenal au convoi. Mais malgré cela, rien ne permet de dire si le navire arrivera à la date convenue. En effet, aussi
puissants soient ces brise-glaces, ils peuvent être retardés par des conditions climatiques exécrables. Or, ces retards peuvent engendrer un arrêt de production et/ou une perte financière
pour le destinataire.
De plus, entre les péninsules russes du Kamtchatka et de Kola, aucun port n’est capable pour le moment d’accueillir des porte-conteneurs de classe Triple E, les modèles les plus
gigantesques. Et en construire dans cette zone quasi désertique serait d’un intérêt très limité : les grands ports sur la route entre la Chine et l’Europe sont généralement d’importants
foyers de production et de consommation.
Enfin, la faible profondeur des eaux, notamment au niveau du détroit de Sannikov, complique encore la donne.
Mais les compagnies de transport maritime pensent surtout à long terme. Le réchauffement climatique et les projets de la Russie visant à développer sa flotte de brise-glaces laissent en
effet penser qu’il y a bel et bien un avenir pour les passages des porte-conteneurs. Mais si certains chercheurs évoquent un Arctique libre de glace en été à l’horizon 2050-2100, aucun ne
parle d’un Arctique libre de glace toute l’année. Les navires empruntant la RNM vont donc devoir faire face à un calendrier de navigation avec des périodes d’ouverture et de fermeture de la
voie.
Comme Pelletier et Lasserre (2011) l’ont mis en avant, cela demande aux compagnies maritimes de revoir régulièrement les plans de chargement et l’affectation des navires aux différentes
lignes, ce qui représente un coût exorbitant.
Admettons : une compagnie maritime décide d’offrir un service régulier via la RMN. Son client, le « chargeur », devra alors être soit sur un marché où les ruptures de stock et retards de
livraisons fréquents sont acceptés, soit mettre en place un stock-tampon à destination pour absorber d’éventuels retards (dont la durée est variable). Cette solution impliquerait un coût de
stockage important, ce qui ne présente aucun intérêt car le passage via le canal de Suez, emprunté actuellement, resterait financièrement plus avantageux.
L’autre possibilité consisterait à la mise en place d’un porte-conteneurs dédié à la navigation en Arctique entre deux (ou plus) hubs situés de part et d’autre de la RMN. Plusieurs ports se
sont positionnés, tels que Mourmansk, Arkhangelsk et Providenia pour la Russie, ou encore Kirkenes et Narvik en Norvège. La mise en place de ces hubs impliquerait alors une meilleure
connexion avec les zones de consommation et de production en Europe pour les ports de la péninsule de Kola, mais aussi une capacité d’accueillir des navires sans limite de taille ainsi que
des infrastructures portuaires suffisamment efficaces pour gérer les chargements et déchargements des conteneurs à moindre coût.
En définitive, si des compagnies maritimes font régulièrement des essais en Arctique, cela ne veut pas dire que nous verrons de sitôt naître une autoroute maritime comme celle passant par
Suez. Les montants des investissements à réaliser restent considérables et impliqueraient plusieurs acteurs :
Les compagnies maritimes, avec l’achat ou l’affrètement de navires adaptés aux conditions extrêmes de navigation dans la zone arctique ;
Les chargeurs, avec le risque non négligeable de livraison en retard ;
Enfin, les ports, avec la mise en place de nouvelles infrastructure portuaires, mais aussi ferroviaires et routières.
La solution d’une liaison entre deux hubs paraît finalement la plus pertinente, car elle permettrait d’optimiser l’utilisation d’un navire dont l’investissement est entre 10 et 120 % plus
élevé que pour un navire naviguant dans les eaux chaudes (Lasserre, 2014). Reste à savoir maintenant qui osera la mettre en œuvre.