
Radio Canada fait de la place à l'actualité des autochtones | la revue des médias
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Lors de « l’expédition des Premières Nations » à travers le Québec, en février 2023, des tipis ont été érigés pour accueillir les participants.
Radio-Canada développe depuis 2016 une verticale quotidienne dédiée aux autochtones. Une petite révolution dans le paysage médiatique francophone canadien, où les actualités liées aux
peuples des Premières Nations, Inuit et Métis restent encore peu traitées, ou caricaturales.
« Quand j’ai proposé de lancer Espaces Autochtones, il y a six ans, des collègues journalistes m’ont demandé ce que j’allais mettre dedans à part des faits divers », se rappelle Soleïman
Mellali, rédacteur en chef de cet onglet sur le site de Radio-Canada dédié aux enjeux autochtones. « Généralement, les médias s’intéressaient aux Autochtones quand ils faisaient un barrage
routier, une manifestation, ou bien sous l’angle des fléaux sociaux.»
Membre de la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh de Mashteuiatsh, située au sud-est du Québec, Gabrielle Paul vit avec ce traitement médiatique à charge depuis toujours. « Plus petite,
j’écoutais les nouvelles avec ma mère, pis quand il était question de ma communauté, c’était toujours pour des histoires de drogue, d’agression… Ce n'était jamais autre chose. Alors oui ces
choses-là arrivent, mais comme partout ailleurs : notre communauté, ce n’est pas seulement ça », s’indigne la jeune journaliste qui a rejoint Espaces Autochtones en 2021.
Convaincu qu’il y a un espace médiatique à combler, Soleïman Mellali crée en 2013 un premier site avec Radio-Canada, Autochtones, l’autre histoire. L'objectif : parler des cultures, des
histoires, de « pleins de choses positives » en lien avec les peuples autochtones. Très vite, il s’aperçoit avec l'ancien directeur général de l’information qu’il y a un « momentum, qu’il
faut passer à autre chose : traiter plus et mieux les enjeux autochtones ». Le Canada est alors en pleine Commission de Vérité et de Réconciliation, initiée en 2008. Celle-ci documente, dans
son rapport publié en décembre 2015, l’histoire et les impacts des pensionnats au sein desquels plus de 150 000 enfants autochtones ont été enrôlés de force depuis la fin du XIXe siècle
jusque dans les années 1990. Quelques mois plus tard, le 16 novembre 2016, Espaces Autochtones est mis en ligne.
Aujourd’hui, il serait difficile d’imaginer le site de Radio-Canada sans Espaces Autochtones, affirment les membres de la rédaction et les représentants du service public audiovisuel. «
Radio-Canada est le seul média francophone qui traite de l’actualité autochtone au quotidien », souligne fièrement Luce Julien, directrice générale de l’Information de Radio-Canada depuis
2018. Au sein d’un paysage médiatique où les Premières Nations, Inuit et Métis sont quasiment absents, l’initiative est une petite révolution. On peut y lire des reportages parlant de danse,
d’environnement, de la crise du logement comme de défis sportifs. « Le premier objectif, c’est de montrer la diversité et la pluralité des Autochtones », explique Guy Bois, le chef de
pupitre — l’équivalent d’un secrétaire de rédaction — d’Espaces Autochtones. « Au Canada, il y a 60 Nations, 600 communautés autochtones et le Déné de l’ouest est aussi différent de l’Innu
de l’est, c’est comme si on comparait un Québécois et un Néo-zélandais ! »
Pour parler à tous et pas seulement à ceux intéressés par les Premières Nations, Inuits et Métis, les articles sont régulièrement promus sur la page d’accueil de Radio-Canada. « On veut
faire connaître les visions autochtones, montrer que ce n’est pas un bloc monolithique, être un pont entre les Autochtones et les non-Autochtones», précise Soleïman Mellali. La ligne
éditoriale d'Espace Autochtones repose sur quatre grands axes : la justice, la gouvernance, la culture et l’urbanité. Il est structuré en plusieurs onglets : les informations, les analyses,
les chroniques, les dossiers et un espace unique au sein de Radio-Canada : la « Place publique ». « Les gens nous envoient des lettres ouvertes et on les publie dans cet espace-là,
évidemment sans aucune censure, sauf si un texte pose un problème éthique », développe le rédacteur en chef.
Les trois reporters spécialisées permanentes passent la plupart de leur temps sur le terrain. « Ça nous permet de donner la parole et de voir la réalité, de raconter à quoi ressemble une
communauté », explique Marie-Laure Josselin. En février, la journaliste a suivi l’expédition des Premières Nations, 4 000 km à travers le Québec pour rendre hommage aux femmes autochtones
disparues et aux enfants des pensionnats. « Pendant cette expédition, j’ai entendu des non-Autochtones dire qu’il n’y avait pas que des mauvais [Autochtones]. L’a priori est négatif »,
déplore Marie-Laure Josselin. « Il y a tout un nombre de stéréotypes. S’il y a un barrage routier par exemple, on imagine tout de suite de la violence, alors que les Atikamekw en font un
très calme depuis un an, mais du coup, personne n’en parle ! »
Ne pas compter de journalistes autochtones dans son équipe était inenvisageable pour Soleïman Mellali. Mais dans les faits, les recrutements sont compliqués. Rares sont les Autochtones qui,
comme Gabrielle Paul, s’engagent dans une formation journalistique. « Le bassin de francophones est très petit, et ils sont très peu à s'inscrire en journalisme. C’est peut-être dû au fait
que les médias leur ont été fermés pendant très longtemps », regrette Soleïman Mellali. Alors le rédacteur en chef s’adapte : « On a décidé d’avoir une politique de recrutement plus
flexible, en prenant des personnes qui n’ont pas forcément fait d’études de journalisme par exemple. Mais le défi pour nous, c'est de les former et de les amener à un niveau suffisant pour
qu’ils puissent rester à Radio-Canada. »
Aujourd’hui, Gabrielle Paul est la seule journaliste autochtone permanente de cette petite rédaction, arrivée via un stage, à laquelle s'ajoutent deux autres journalistes contractuels issus
des Premières Nations. Jean-Simon a fait des études de science politique, et Jérôme a suivi un cursus en histoire. Tous les deux ont un certificat d’études autochtones. Ils sont encadrés par
une secrétaire de rédaction qui leur donne régulièrement des formations journalistiques. « La direction a fait des Autochtones et de la diversité au sein de Radio-Canada une de ses
priorités, donc j’ai un appui de ce côté-là, je ne suis pas tout seul à me battre », se réjouit Soleïman Mellali.
Mieux traiter les actualités autochtones passe aussi par un changement de terminologie. « On a remarqué qu’on ne respectait par toujours les graphies autochtones », détaille Soleïman
Mellali. Un comité linguistique a donc été créé avec des Autochtones et des non-Autochtones pour établir une charte interne au groupe. « Tout n’est pas encore complet, mais on avance »,
admet Charles Grandmont, le directeur de la rédaction numérique de Radio-Canada, « même si c’est parfois complexe, car il n’y a pas toujours d'unanimité même au sein d’une communauté. »
Toutes les langues ne se transposent pas facilement en français, alors des décisions ont été prises après discussions avec des représentants des Nations, des experts et des employés
autochtones de Radio-Canada. « Par exemple, avant, nous écrivions "un Inuit, des Inuits", maintenant, on dit "un Inuk, des Inuit" parce que c’est plus proche de l’inuktitut », développe
Soleïman Mellali, tout en précisant que les journalistes s’adaptent avant tout à l’écriture utilisée par la communauté dans laquelle ils font leur reportage. Et puis en recrutant des
journalistes autochtones, c’est toute la rédaction qui progresse dans ses choix des mots. Grâce à une remarque de Gabrielle Paul lors d’une conférence de rédaction par exemple, on ne lit ou
n’entend plus « pensionnats autochtones » sur Radio-Canada mais « pensionnats pour Autochtones ».
Malgré tout, le chemin à parcourir reste long. « C’est toute la société qui est en rattrapage », explique Guy Bois, qui se souvient : « Quand j’étais petit, l’histoire qu’on nous racontait
était différente. Les Autochtones étaient des sauvages qui mangeaient le cœur des pauvres missionnaires jésuites ! » Gabrielle Paul constate une évolution des mentalités dans les rédactions
du groupe, même s'il y a « encore pas mal de journalistes qui voient les Autochtones seulement comme un petit pourcentage de la population et donc pour eux, traiter leurs enjeux, ça n'en
vaut pas la peine ». En novembre 2022, la publication d’un rapport sur des dizaines de cas de stérilisation imposée ou forcée chez les femmes autochtones au Québec l’a encore prouvé. « On a
traité le sujet sur Espaces Autochtones, mais ça n’a pas été repris par la télévision… Si on apprenait qu’on avait enlevé l’utérus d’une jeune femme québécoise blanche sans le lui dire, les
gens se seraient arrachés les cheveux », souligne la journaliste.
Pour sensibiliser à tous ces enjeux, la direction de Radio-Canada propose un accompagnement à ses journalistes. « On a mis sur pied des formations pour tous nos journalistes, pour bien
comprendre les enjeux et leur couverture », détaille la directrice générale Luce Julien. Le groupe travaille aussi avec des universités, qui forment les futurs journalistes. « On a un projet
avec l’université du Québec à Montréal (UQAM) pour amener un groupe d’étudiants à faire un stage dans une radio communautaire en milieu autochtone », illustre le directeur de la rédaction
numérique Charles Grandmont. Luce Julien l’assure, traiter les actualités autochtones, intégrer des Autochtones dans les équipes de Radio-Canada, font partie des priorités de l’entreprise.
Un engagement qui permet de s’approcher un peu plus de l'essence même d'un audiovisuel public : rendre compte de toutes les réalités de la société.
Rythme de l’info continue, jeunisme, tempo pub... les médias de masse sont à la fois reflet et acteur du présent : sous la pression de la concurrence qui les assujettit au flux tendu, radios
et télés font émerger de nouveaux formats de voix en se faisant l’instrument de leur normalisation.
Malgré une présence accrue à la télévision depuis les années 2000, les minorités visibles restent cantonnées à des rôles très stéréotypés que ce soit dans les fictions ou les reportages. Des
représentations qui servent à justifier une certaine domination, estime la sociologue Marie-France Malonga.