Qu'est-ce que le digital labor ? | la revue des médias

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Dominique Cardon et Antonio A. Casilli débattent dans un livre important de la notion de « Digital Labor ». Extraits.


L’approche est à contre-courant du consensus scientifique dans le débat intellectuel sur le Web social, et ceci engendre des confusions et des erreurs de jugement. Le digital labor se fait


accuser tour à tour d’être une cabale néo-marxiste et une rumination quasi-technophobe contre les études qui glorifient la culture participative en ligne. La confusion est due au fait que le


digital labor semble représenter un écart radical des approches qui, pendant deux décennies, ont insisté sur les comportements pro-sociaux du Web : la participation, la générosité, le


partage, le don, etc. Pour chacune de ces catégories explicatives, il y aurait des porteurs précisément identifiés : les amateurs, les passionnés, les fans, les hackers. Ces « sujets


héroïques » ont été constamment décrits comme des individus animés par une envie de mettre en commun avec les autres, parfois de s’exprimer au sein de communautés dotées d’une certaine


capacité créative. Les foules intelligentes (smart mobs) sont des foules (smart mobs) mobilisables à des fins politiques, culturelles, mais aussi transformables en ressources, en groupes


humains auxquels sous-traiter des tâches (crowdsourcing). Je grossis à peine le trait en me référant en passant aux travaux de Yochai Benkler(5) ou de Howard Rheingold(6), mais aussi à ceux


de collègues français, tel Patrice Flichy(7) et Laurence Allard(8).


Ce travail invisible, mais qui se manifeste au travers de nos traces numériques, constitue le noyau autour duquel s’est articulée, dès le début des années 2010, la notion de digital labor.


Son émergence formule une critique de la patrimonialisation des contenus générés par les utilisateurs, de l’embrigadement marchand de l’effervescence des commons qui finit par nourrir les


profits des industriels. En même temps, elle passe par une dénonciation de la précarité croissante des producteurs de contenus, face à cette marchandisation de leurs contributions. Quel type


de pression salariale s’exerce dans les secteurs les plus divers (journalisme, industries culturelles, transports, etc.) par la création d’une armée de réserve de « travailleurs qui


s’ignorent », convaincus d’être plutôt des consommateurs, voire des bénéficiaires de services gratuits en ligne ? » (pp. 11-16).


Par Dominique Cardon. «  La chose qui me frappe à observer le tableau qu’Antonio Casilli vient de peindre, c’est le changement du climat intellectuel des travaux sur Internet. Internet était


sympa, il ne l’est plus. Sans doute peut-on dater ce grand renversement du printemps 2013 et des révélations d’Edward Snowden. Mais ce retournement était en germe de longue date. Avec le


développement des grands empires marchands, le retour en force des États dans la régulation du réseau, la massification des usages, Internet a profondément changé. La manière dont il est


perçu et parlé dans l’espace public a connu une inflexion majeure et brutale. Internet n’est plus une alternative, il est partout. Internet n’est plus une anomalie sauvage, il est


mainstream. Internet était une avant-garde innovante, il est devenu conformiste et commercial. Ce processus de normalisation a eu pour conséquence de faire basculer d’un côté vers l’autre


les discours que les intellectuels et les chercheurs tenaient sur le réseau des réseaux. Je m’amuse souvent du fait que les références intellectuelles des théoriciens de l’Internet des


pionniers étaient Deleuze et Guattari et que, désormais, ce sont Adorno et Horkheimer ; parfois, ce sont les mêmes qui ont fait ce saut improbable entre les deux systèmes de référence. « 


From joyous to dark Deleuze», comme le disait récemment Geert Lovink. À la valorisation des forces créatives et subversives du réseau a succédé une dénonciation de la rationalisation des


subjectivités par un média massifiant. Alors qu’il libérait en bousculant normes et institutions, Internet serait devenu à la fois un système d’exploitation, une usine, et l’instrument d’une


servitude volontaire, une aliénation(10). C’est ce brusque retournement de la critique intellectuelle que je voudrais interroger pour débattre avec Antonio Casilli parce qu’il me semble que


le débat sur le digital labor en est le parfait symptôme.


Depuis des années, les internautes fournissent un travail bénévole à but lucratif sur Internet : mais ce que l’on appelle digital labor regroupe des pratiques fort diverses. D’où l’intérêt


de dresser une typologie de ces usages sociaux du numérique.


Pourquoi la notion de digital labor liée au numérique suscite-t-elle autant d’intérêt en France, après d’autres pays ? Antonio A. Casilli embrasse la complexité de ce phénomène qui fait écho


aux inquiétudes liées aux transformations du monde du travail.


Le digital labor est souvent défini comme une captation de la valeur générée par les activités en ligne de l’internaute. Mais dans l’économie numérique, il bénéficie aussi de l’amélioration


du service des plateformes et des gains d’opportunités que son travail a contribué à créer.  


Ubérisation du travail, Mechanical Turk d’Amazon, digital labor : allons-nous vers un nouveau modèle de société ?


Par leurs activités en ligne, les internautes participent à la création de valeur et alimentent l’économie du Web. Peut-on pour autant considérer ces activités de loisirs ou de partage comme


un travail, qui serait exploité par le capitalisme numérique ?


Est-on passé depuis quelques années d’un Web participatif idyllique au digital labor, souvent synonyme d’exploitation ? Pas si simple. L’expérience du projet collaboratif PhotosNormandie


montre que, malgré la marchandisation des sites, la culture du partage perdure.


La notion de digital labor connaît un grand succès. Pourtant, les constats sur la mise au travail généralisée des internautes ne font pas théorie. L’exploitation du travail des internautes


s’inscrit en fait dans une sorte de nouveau contrat social entre les plateformes et les usagers.


En replaçant le débat sur le digital labor dans la perspective du travail des internautes capté par les monopoles et de la place du téléspectateur et de sa « part de cerveau » vendue aux


annonceurs, le sociologue Patrice Flichy met l’accent sur la créativité et le plaisir des amateurs.