
La presse en 2018 vue par Gaël Hürlimann | la revue des médias
- Select a language for the TTS:
- French Female
- French Male
- French Canadian Female
- French Canadian Male
- Language selected: (auto detect) - FR
Play all audios:
Gaël Hürlimann est rédacteur en chef des contenus numériques du quotidien suisse Le Temps. Diversification des plateformes de publications et des narrations, partenariats, utilisation de la
vidéo et du live, modèles économiques : que peut-on attendre en 2018 ?
Quelles seront, selon vous, les grandes tendances de la presse en 2018 ?
Cette réflexion et ce souhait s'inscrivent dans quelque chose de plus global que vous avez pu observer ?
Gaël Hürlimann : Nous ne sommes pas meneurs sur cette idée-là. C'est quelque chose que l'on a un peu théorisé chez nous, mais nous nous sommes aussi inspirés de ce qu'il y a ailleurs. On
voit au New York Times, au Washington Post, un renforcement de la valeur ajoutée de l'édition papier. Notamment parce que les journalistes sont moins focalisés sur la qualité de leur écrit
puisqu'ils contribuent à des formats de narration du multimédia qui sont intraduisibles en version numérique. Nous sentons que c'est une tendance qui est assez globale, oui. Le NewYork Times
le disait il y a déjà un an ou deux : si on veut renforcer la valeur de notre édition digitale, paradoxalement, on doit renforcer le poids dans les décisions de nos éditionneurs [éditeurs,
NDLR] print pour que les journalistes n’aient pas à suivre tout le process dans son intégralité sur le papier. Ils confient leur texte à quelqu'un qui a tout loisir de le réécrire, de le
retitrer, de choisir une autre photo que celle qu’ils auraient sélectionné etc. L’idée est que les journalistes mettent plus de temps dans la création de contenus digitaux.
Pour vous, la disparition du papier au profit du tout-numérique, n'est pas pour tout de suite ?
Vous avez évoqué l'aspect industriel de la chose mais qu'en est-il des modèles économiques ?
Si vous êtes Les Échos, vous n'avez pas le même nombre de lecteurs que 20 minutes. En ce qui concerne le digital, pourtant, tout le monde se compare avec le classement Médiamétrie du nombre
de pages vues par mois. Ça vient de l'époque où tous les médias en ligne avaient le même modèle économique : la pub en ligne. Pas de paywall, pas de médias payants. Mais on est à la fin de
cette époque. En 2018 il y aura beaucoup plus de variétés dans les modèles économiques des médias en ligne, beaucoup plus de gens qui parieront sur une offre payante et qui du coup devront
s'intéresser à autre chose qu'à l'audience de masse avec l'idée que c'est la pub qui va apporter de l'argent. L’offre sera moins standardisée.
Comment pensez-vous que la relation des médias avec les réseaux sociaux va évoluer dans le futur proche ?
Gaël Hürlimann : J'espère ne pas me tromper mais je ne suis pas à 100 % sûr de moi : j'ai l'impression que l'on est à un point de bascule. Facebook est sous le feu des critiques depuis un an
de façon presque continue. Ils ont approché la plupart des médias et des groupes de presse, dont Ringier qui est propriétaire du Temps. Nous ne les sentons pas sincères pour l’instant. Ils
viennent, essaient de dire « on a une initiative pour les médias pour la qualité du contenu » sans que cela ne soit très concret. Puis on sent que le bras de fer se durcit. Je pense que
l'année prochaine, Facebook va vraiment devoir faire des efforts pour que des contenus de qualité soient valorisés par ses algorithmes. Et quand je dis contenu de qualité, je veux dire
qu'ils ont besoin des médias. Pas du tout par bonté d'âme ou par grandeur d'esprit, c'est parce que les annonceurs qui paient assez cher pour être présents sur Facebook n’ont pas envie de se
trouver dans un environnement qui leur est défavorable. Si vous êtes entourés de fake news, de posts de petits chatons et de gifs animés, ça ne vous convient pas forcément quand vous avez
dépensé un million en publicité sur la plateforme. Donc ils ont besoin de nous et ils commencent à s'en rendre compte.
Ce sentiment que Facebook a besoin des médias et doit donc faire des efforts sincères va grandir en 2018. C’est déjà un peu le cas mais ce qui nous est offert est complètement ridicule, que
ce soit la part des revenus publicitaires ou les outils mis à notre disposition. Dans le même temps, Google a de son côté construit depuis un peu plus longtemps des choses bien plus propres.
Le groupe octroie des bourses, à travers des comités composés de personnes qui sont reconnues dans la profession. Facebook n'en est pas du tout là. Nous espérons des propositions assez
concrètes. Par exemple, que nos publications soient considérées par Facebook et pour ses utilisateurs comme des posts crédibles, car Le Temps est un éditeur reconnu qui répond à un certain
nombre de critères de qualité où déontologiques qui font foi dans la profession.
Vous pourriez tout à fait avoir une initiative dans laquelle un certain nombre d’éditeurs de contenus de qualité sont surpondérés dans le flux parce qu’ils sont considérés comme une source
d'information crédible, avec une publicité associée qui est plus qualitative. Ça voudrait dire que l'annonceur paierait peut-être un peu plus ou que l'émetteur de ce message-là – nous serait
en partie rétribué.
Vous pensez que les médias sont trop dépendants de Facebook ? Est-ce que la clé en 2018 serait que les médias apprennent à ne plus dépendre à ce point de Facebook ?
Que pensez-vous des partenariats qui se forgent entre certains médias et des plateformes, comme Snapchat avec Discover ou Twitter avec Buzzfeed ? Croyez-vous qu'ils soient nécessaires pour
capter certaines audiences, notamment les plus jeunes ?
Gaël Hürlimann : Bien sûr. Je pense qu'il faut être complètement agnostique et ne pas avoir de tabous. Il faut qu'il y ait un modèle, que ça ramène de l'argent et des lecteurs. La seule
question qu'il faut se poser, c'est le long terme. C'est à dire : est-ce que Facebook, Snapchat, Google, Twitter, quand ils vous attirent avec un programme d'accès comme Discovery,
lorsqu’ils vous paient, comme c'est le cas avec Le Monde, une rédaction Snapchat, est-ce que c'est du long terme ? Ou alors, est-ce qu'une fois que vous serez bien captifs et que vous ne
pourrez plus vous passer d'eux, ils vont dégrader vos conditions, ce qui fait que vous n’aurez plus d'autre choix que de continuer à travailler avec eux. C'est pour ça que je pense que les
pure players ont du souci à se faire. Ils sont beaucoup trop captifs. En gros si Facebook change ses conditions, ils n'ont pas d'autre choix que d'accepter le changement. Notre
responsabilité d'éditeur plus classique c'est de garder un pied dans d'autres modèles économiques, mais de ne pas refuser systématiquement ce qui nous est proposé. Je ne refuse pas quelque
chose qui est viable. La question que l'on s'est posé pour Snapchat, c’est de savoir ce que ça peut amener à un média comme le nôtre qui s’intéresse à des CSP+ et dont le lectorat moyen est
relativement âgé. Veut-on à tout prix des lecteurs de 15 ans ? Est-ce que ça fait partie de notre stratégie ? Il y a à ce moment-là une peur panique de la part de beaucoup de patrons de
presse qui se disent qu’ils doivent les attirer. Même avant l'arrivée des réseaux sociaux, ça n’a jamais été la vocation, j'imagine, du Monde ou en tout cas du Temps, d'aller chercher un
lectorat aussi jeune. J'ai l'impression qu'il y a un mouvement de panique.
Je ne vois pas le modèle à long terme de Snapchat pour Le Temps par exemple. Si tout d'un coup la société nous approchait et proposait de nous payer quatre personnes, je serais obligé de
faire ce que nous n’aimons pas faire : des CDD. Parce que dès que Snapchat débranchera la prise je n’y verrai plus mon intérêt, je ne vois pas la construction de quelque chose de pérenne,
d'une communauté sérieuse avec ce genre de stratégie.
Pouvez-vous revenir sur votre projet Zombie, la bourse de Google que vous avez reçue et plus largement sur l'importance de l'innovation numérique pour des titres de presse comme Le Temps ?
Gaël Hürlimann : Zombie est très important pour nous parce que nous essayons de nous positionner comme un média de qualité, donc nous produisons beaucoup de contenus qui ont une durée de vie
longue. C’est un projet qui a pour vocation de scanner, de ressusciter nos archives et de nous donner une piste sur quand et comment les publier. C'est une chose à laquelle vous ne
réfléchissez pas quand vous avez le mode fonctionnement d'un quotidien : vous produisez du contenu qui est publié, le lendemain vous produisez un autre contenu qui est publié, et ainsi de
suite. Et vous ne revenez jamais sur vos contenus qui ont pris beaucoup de temps à être écrits, à être mis en place. Mais au Temps nous nous sommes dit que ces contenus avaient une durée de
vie beaucoup plus longue, et qu’il ne fallait pas se contenter de les publier une fois. Nous avons alors commencé à constituer manuellement des listes de contenus de type evergreen,
impérissables, et à nous demander quels étaient les bons contenus pérennes du Temps que l'on peut ressortir plusieurs fois.
Et puis nous avons observé quelques tendances sur des articles qui ont une audience qui agit différemment que les articles de type news. Par exemple, lorsque l’on voit que l'audience se
répartit sur plusieurs jours, plutôt que de faire un pic au moment de la publication. Ce peut être aussi des articles qui sont plus partagés, sont plus commentés, des articles qui ont plus
de liens entrants, avec plus de sites tiers qui font référence à ces articles. Nous avons soumis ce projet à Google et nous avons reçu une bourse afin de le développer. Le développement a
commencé en janvier 2017 et nous pensons à rendre public le code source en février prochain. L'outil marche déjà, nous le testons tous les jours.
Il y a un autre aspect du projet, que nous sommes en train de finaliser : sa capacité à scanner quelles sont les tendances du jour, afin de savoir ce que l'utilisateur que nous avons établi
comme cible du Temps voudrait lire aujourd'hui. Pour nous, cela illustre l'importance d’innover, parce que l'on voit que le premier aspect de Zombie ne change que le fonctionnement de
l'édition web. Un chef d'édition numérique va jeter un œil à Zombie et voir ce qu’il y a en stock. Mais ça pourrait complètement changer le fonctionnement d'un média. À partir du moment où
vous décidez de créer un contenu, que vous décidez d'en faire un evergreen, et que ce n'est pas juste un accident de parcours, vous vous dites que vous allez investir plus de temps, plus
d'efforts, de moyens pour faire l'article définitif sur tel ou tel sujet. Je dis article, mais ça peut être une vidéo explicative. À ce moment-là, vous allez de nouveau mesurer vos
performances et voir si vous êtes contents de ce que vous avez produit, et ce d’une façon très différente que si vous vous étiez parti d’un article de plus sur la thématique. Vous n’allez
pas essayer de faire un maximum de pages vues ou de faire un maximum de minutes passées dès le premier jour de parution, vous allez avoir une stratégie de diffusion qui est différenciée,
vous allez avoir un mode de fonctionnement qui est adapté à ce type de contenu. Dans notre segment de marché, pour parler de manière business, ce genre de contenu va être plus en plus
important.
Le 4 mars prochain se tiendra en Suisse une votation qui portera notamment sur le maintien ou non de la redevance qui finance l’audiovisuel public. Si jamais la redevance venait à être
supprimée, qu’est-ce que cela signifiera pour les médias suisses en général et la presse en particulier, notamment Le Temps ?
Vous venez d'évoquer les booktubes que vous faites. Est-ce que pour vous, en 2018, la vidéo sera un axe de développement important pour les sites de presse ?
Vous intéressez-vous aussi au live ? Croyez-vous que cela pourra prendre plus d'importance dans le futur ?
Gaël Hürlimann : Absolument. Pour nous le live est un très bon format. Mais nous avons mis quelques règles en place. Qu'est-ce qui fait qu'un internaute ou qu'un fan du Temps sur Facebook va
assister à tel événement en direct ? Un évènement sportif se regarde en direct plus que ça ne se suit en tchat ou en mode écrit, c’est évident. La deuxième chose, c'est notre grille de
lecture, à savoir l'interaction. Vous allez suivre un live si vous pouvez interagir avec la personne qui est face caméra ou avec une action qui est en train de se produire. Nous produisons
du live lorsque l’on se dit que c'est un thème sur lequel des questions peuvent venir du public venir. Mais c’est compliqué à déterminer. Vous pouvez très bien vous dire qu’un live sur un
sujet en particulier peut être intéressant. Vous allez alors vous demander si vous auriez envie de demander quelque chose. Et s’il n’y a rien qui vous vient, parce que c'est un degré
d'abstraction trop élevé, que ça ne vous touche pas immédiatement, que vous préférez écouter quelqu'un plutôt que d'interagir avec lui, le live n’est pas la solution. Donc nous produisons
des live dès que l'on se dit qu’il peut y avoir des questions du public et que c'est un sujet concernant, que l’on a un orateur qui va nous amener de la profondeur.
Cet éclatement des modes de narration conduit à se dire que l'on a une rédaction d'à peu près 80 personnes, qui doit être à l’aise dans plusieurs modes de narration plutôt que dans un mode
uniquement texte. Nous réfléchissons aussi au podcast. Je n'aurais pas l'outrecuidance de dire que c'est une tendance 2018, nous sommes en retard, mais nous allons essayer de produire notre
premier podcast en 2018 en espérant qu'il y ait un modèle économique pour ça. J'ai l'impression que le monde francophone a un peu de retard sur le monde anglophone. Les podcasts sont
principalement produits par les radios. Il faut inventer une narration différente d’une heure d'émission de radio que les gens peuvent écouter à la demande.
Pour revenir au podcast, comment vous expliquez le retard des médias francophones sur ce terrain ?
2018 sera-t-elle selon vous une bonne année pour la presse ?
Les médias sociaux en 2018 vus par Frédéric Cavazza, par Xavier Eutrope
La télévision en 2018 vue par Agnès Lanoë, par Pauline Porro
Délinéarisation, réseaux sociaux, programmes : que peut-on attendre de la télévision en 2018 ? Entretien avec Agnès Lanoë, directrice de la prospective et de la stratégie d’Arte.
Diversification des narrations et des formats, production de podcasts natifs, importance de la vidéo, partenariats : que peut-on attendre de la radio en 2018 ? Entretien avec Laurent Frisch,
directeur du numérique à Radio France.
Frédéric Cavazza travaille dans les métiers de l’internet depuis plus de 20 ans et propose des prestations de conseil, d’accompagnement, de formation et d’évangélisation. Vidéos verticales,
live, modération, bots, partenariats entre médias et plateformes : que peut-on attendre en 2018 ?